Le marché de Nyeshenza, en commune Mugina de la province de Cibitoke, s’anime autour d’un produit emblématique : la bière de banane dite « urugombo ». Pilier de l’économie locale, cette boisson artisanale mobilise une chaîne d’acteurs allant des producteurs aux transporteurs, en passant par les revendeurs urbains. Mais derrière son succès apparent, la filière fait face à de nombreux défis, entre autre autres les déséquilibres commerciaux, la raréfaction des ressources et l’absence de reconnaissance institutionnelle. Reportage.

La bière de banane, localement appelée urugombo, est acheminée jusqu’au marché de Nyeshenza par des moyens traditionnels, principalement portée sur la tête ou transportée à vélo.
Il est 11 heures passées un certain vendredi de mai 2025 lorsque nous franchissons les abords poussiéreux du marché de Nyeshenza, en commune de Mugina de la province de Cibitoke. Sous un soleil accablant et dans une ambiance à la fois rythmée et bonne humeur, l’activité commerciale bat son plein. Des hommes et des femmes, parfois en couples, circulent entre les étals de fortune, traînant ou portant des bidons généralement jaunâtres de 20 litres sur leurs épaules ou à vélo. Certains viennent tout juste de livrer leur cargaison de bière de banane, tandis que d’autres négocient encore le prix à la crier. Un ballet incessant de mouvements entoure cinq camions Fuso alignés en bordure du marché, fraîchement arrivés de Bujumbura. Ces poids lourds attendent patiemment d’être approvisionnés en milliers de litres de bière, chargés dans d’imposantes cuves plastiques bleues. Le tintement des bidons fraîchement vidés, les éclats de rire, les échanges animés entre acheteurs et vendeurs reflètent une cacophonie vibrante. L’atmosphère révèle d’emblée que, derrière ce tumulte apparent se cache une organisation bien rodée, forgée par des décennies de pratique.
Niché entre les collines verdoyantes et les plantations de bananiers, le marché de Nyeshenza, bien que modeste dans sa configuration physique s’impose comme l’un des principaux carrefours économiques de la région grâce à un produit bien particulier : la bière de banane, appelée « Urugombo » ou encore « Rugombo ». Plus qu’une simple boisson traditionnelle, l’Urugombo incarne ici un véritable moteur de subsistance pour des centaines de familles, une tradition transmise de génération en génération et un pilier du commerce informel local.
Une filière amplement ancrée dans les habitudes locales
La bière de banane occupe une place particulière dans les mœurs rurales du Nord-Ouest du Burundi, surtout dans la commune Mugina. Fabriquée à partir des bananes mûres spécialement sélectionnées et fermentées, elle nécessite un savoir-faire particulier que peu de paysans maîtrisent entièrement. Cette boisson, artisanale par essence, résulte d’un long processus de transformation manuelle, depuis la récolte jusqu’à la mise en bidon. A Nyeshenza, ce savoir-faire se transmet oralement, dans un cadre familial, comme en témoigne Chadrack Nzohabonimana, producteur de cette boisson. « Je suis né dans ce métier », confie-t-il, les mains encore maculées de moût. « Mes parents fabriquaient déjà la bière de banane. J’ai grandi au milieu des bananiers et c’est naturellement que j’ai embrassé cette activité. Aujourd’hui, j’ai 47 ans, et je continue à vivre du vin de banane. »
Nyeshenza, petit hameau entouré de bananeraies, incarne cette ruralité productive où l’agriculture vivrière épouse les contours d’une économie locale vivace. La fabrication de la bière de banane n’est pas qu’une affaire de goût ou de culture. Elle constitue un débouché commercial structurant. Chaque étape de la production fait intervenir des acteurs spécifiques : ouvriers agricoles pour la récolte, femmes ou hommes pour la transformation, jeunes pour le transport. La chaîne, bien qu’informelle, est dense, et ses retombées économiques sont palpables. A titre illustratif, lors de ce jour de marché, Chadrack a écoulé 25 bidons de 20 litres chacun. Vendu à 25 000 francs burundais l’unité. Ce volume représente un chiffre d’affaires de plus de 600 000 BIF. Ce qui n’est pas négligeable pour un producteur rural.

Les femmes jouent un rôle fondamental dans toute la chaîne de valeur de cette boisson artisanale, depuis la transformation des bananes jusqu’à la commercialisation.
Un marché structuré, mais inégalitaire
Le marché de Nyeshenza n’est pas seulement un lieu de vente de la bière de banane. C’est également un point de convergence entre les producteurs de la région et les acheteurs venus de la capitale. Ce sont principalement ces derniers qui apportent des camions et des cuves, organisés en coopératives. L’un des plus influents d’entre eux, Gervais Havyarimana, préside la Coopérative des Vendeurs du Vin de Banane (COVVB), une structure regroupant plusieurs dizaines de clients directs des producteurs de cette boisson.
« Nous collaborons directement avec les producteurs. Une fois sur place, nous évaluons la qualité de la bière, puis nous achetons en fonction de la quantité disponible », explique-t-il. Toutefois, malgré cette collaboration apparente, un déséquilibre subsiste dans la chaîne de valeur. Les prix d’achat sont décidés unilatéralement par les clients, sans véritable marge de négociation pour les producteurs qui sont pour la plupart dispersés et non organisés en associations. Certains producteurs se lamentent du fait que les acheteurs arrivent en groupe et fixent les prix collégialement.
Cette concentration du pouvoir entre les mains des clients provoque un déséquilibre structurel qui empêche les producteurs d’obtenir une rémunération équitable. En réalité, le prix de vente ne tient pas compte des coûts réels engagés dans la production, notamment le prix des régimes de bananes pour ceux qui achètent leurs matières premières, les frais de transformation et la main-d’œuvre. Face à cette situation, certains appellent à la création d’une coopérative des producteurs, mais les différences entre les modèles économiques compliquent cette initiative. Certains utilisent leurs propres bananes comme matières premières, d’autres en achètent. Ainsi, l’uniformisation des coûts et des revendications semble difficile à organiser.
Une filière en pleine mutation, entre raréfaction du produit et envolée des prix
Alors que la bière urugombo est de plus en plus prisée, sa production connait paradoxalement une baisse remarquable. Selon plusieurs acteurs du marché, cette diminution est principalement due à la dégradation des sols, à l’irrégularité des pluies et à une gestion encore rudimentaire des plantations. Le président de la COVVB confirme cette tendance. « Avant, on pouvait trouver très facilement de la bière de banane sur ce marché. Aujourd’hui, la quantité des bidons acheminés au marché a été sensiblement réduite. Cela s’explique notamment par la baisse de la productivité des bananeraies. »
En effet, dans un contexte de changement climatique et d’épuisement des terres arables, les rendements agricoles diminuent. La raréfaction de cette boisson a toutefois eu une conséquence inattendue : l’envolée spectaculaire des prix. Alors qu’un bidon de 20 litres se vendait auparavant entre 3 000 et 6 000 BIF, il peut aujourd’hui atteindre jusqu’à 60 000 BIF, selon la qualité de la bière. Ce phénomène a stimulé l’intérêt économique pour les producteurs, mais il reste insuffisant pour compenser les pertes liées à la baisse de la production.
Pour certains observateurs, cette flambée des prix pourrait annoncer une revalorisation de la filière à condition toutefois que des réformes structurelles soient mises en place. A commencer par l’introduction de nouvelles variétés de bananiers, plus résistantes aux maladies et mieux adaptées aux conditions climatiques actuelles. Ce besoin d’innovation agricole est reconnu par plusieurs acteurs locaux, mais il se heurte à un manque de moyens, de formations et d’accès aux intrants.
Une économie rurale fortement dépendante de l’Urugombo
Le commissaire du marché de Nyeshenza, Emmanuel Majambere, est bien placé pour apprécier l’impact économique de cette activité. Il enregistre les taxes prélevées sur chaque vente et suit de près l’évolution des recettes. « Un vendeur paie 200 BIF par bidon. Lorsqu’il y a affluence, les recettes peuvent atteindre 600 000 BIF le jour du marché. Mais, aujourd’hui, c’est de plus en plus rare. »
Cette variabilité des recettes illustre à quel point l’économie locale est dépendante de cette production. Moins de bière signifie moins de recettes pour la commune, mais aussi moins de revenus pour les familles qui en dépendent. En effet, la filière implique une multitude d’acteurs : producteurs, transformateurs, transporteurs, chargeurs, tenanciers de bars, gestionnaires de camions, sans oublier les petites mains qui trient, lavent, fermentent, filtrent et conditionnent la bière. Chaque litre vendu cache un réseau complexe de tâches et de responsabilités.
Malgré son importance, cette chaîne reste vulnérable. La moindre perturbation, qu’il s’agisse d’une épidémie qui frappe les bananiers, d’une hausse du prix du carburant pour les transporteurs, … peut avoir des répercussions immédiates. La baisse de la clientèle, notamment à Bujumbura, observée depuis quelques années, inquiète à juste titre les producteurs et ses clients directs. « Moins de consommateurs, c’est moins de ventes. C’est aussi simple que ça », résume Gervais Havyarimana.

De Nyeshenza à Bujumbura, la bière est ensuite transportée à l’aide de camions de type Fuso, capables de parcourir de longues distances et de transporter des quantités plus importantes vers la capitale économique.
Vers une reconnaissance de la filière comme une richesse nationale ?
A Nyeshenza, l’urugombo n’est pas seulement une boisson traditionnelle. C’est aussi un outil de développement local, une source de cohésion sociale, un vecteur d’émancipation économique. Pourtant, cette filière reste largement ignorée par les politiques publiques. Ni soutenue, ni valorisée à sa juste mesure, elle continue à évoluer dans l’ombre, sans plan stratégique national de production et de commercialisation.
Et pourtant, la demande est bien réelle. Dans les quartiers populaires de Bujumbura, l’urugombo reste prisée, tant pour sa saveur unique que pour son accessibilité. Des bars spécialisés en proposent à leurs clients, souvent issus des milieux modestes. Mais sans encadrement réglementaire ni investissement dans la qualité, le secteur peine à franchir le cap de la professionnalisation. Une bouteille d’urugombo (équivalent d’un litre environ) vaut 1 000 BIF à Nyeshenza contre 2500 BIF à Bujumbura.
A ce jour, aucune norme sanitaire officielle ne régit la production. Cela pose des questions sur la qualité et la sécurité de la bière proposée à la vente. Un encadrement plus rigoureux pourrait non seulement sécuriser la filière, mais aussi lui ouvrir de nouveaux débouchés. Certains producteurs évoquent même la possibilité d’exporter un jour l’urugombo vers les diasporas burundaises ou les marchés africains friands de produits artisanaux.
Pour certains observateurs, il faudrait structurer la filière, former les acteurs, améliorer les techniques de fermentation, favoriser la certification et faciliter l’accès au crédit pour moderniser les équipements. Un chantier immense certes, mais qui pourrait transformer le marché poussiéreux de Nyeshenza en pôle agro-industriel majeur.
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