Commerce

L’interdiction des fripes, une réalité ou une utopie ?

Le commerce des vêtements de seconde main prend de l’ampleur. La demande devient de plus en plus croissante. Pourtant les pays de la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE) veulent retirer progressivement ces produits du marché. Les opérateurs économiques décrient cette décision. Ils estiment que des milliers d’emplois sont en jeu

En 2015, les chefs d’Etat de la CAE ont adopté un processus graduel sur trois ans, afin d’éliminer les importations de vêtements et de chaussures d’occasion. Le but est de promouvoir les industries textiles, vestimentaires et du cuir de la région. Les pays de la CAE ambitionnent mettre sur pied des industries textiles plus productives pour servir les marchés locaux et internationaux, d’ici 2019.

Une série de mesures d’accompagnement en cours d’application

Les pays comme l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie s’activent pour mettre en branle cette mesure. Ainsi, des stratégies allant dans le sens de promouvoir l’industrie textile ont été adoptées par ces pays. Ce sont notamment la surtaxation des vêtements et des chaussures d’occasion pour limiter les importations de ces produits. La taxe appliquée par le Rwanda a augmenté de 10 fois. Depuis 2016, la taxe sur un kilo de vêtements usagés est passée de 0,2 à 2,5 USD, tandis que les taxes sur les chaussures usagées sont passées de 0,2 à 3 USD le kilo. De plus, ces pays ont initié des programmes d’investissement dans le secteur des textiles.

La Tanzanie a mis en place un plan d’industrialisation qui prévoit la formation des jeunes au métier de couturier et la création d’industries textiles. De plus, en collaboration avec des partenaires économiques, elle a investi dans l’industrie textile en lançant ses propres industries textiles.  L’Ouganda n’est pas en laisse. Il veut à tout prix développer son industrie textile pour valoriser sa production cotonnière estimée à 200 000 tonnes par an. L’Ouganda ne transforme localement que 5% de sa production. Cela est dû aux importations de vêtements usagés ou encore à la concurrence des tissus importés de l’Extrême-Orient.

Les clients choisissent parmi les produits vestimentaires commercialisés au marché de Ruvumera.

Pour rééquilibrer la balance commerciale

Les trois pays soutiennent l’idée que l’industrialisation reste un pilier stratégique d’intégration au sein de la CAE. En ce sens, le textile et la fabrication des chaussures devraient être une priorité. Sur le volet des échanges, les exportations de ces trois pays vers les Etats-Unis cumulent 43 millions USD alors que leurs importations en provenance des Etats-Unis ont atteint 281 millions USD en 2016. Les économistes estiment que l’Afrique de l’Est importe les vêtements de seconde main pour 350 millions USD. Un chiffre qui connait une progression annuelle de 60%. Cela est dû aux comportements d’achat des consommateurs. La tendance est d’avoir plus de vêtements pour alterner. De plus, certains vêtements d’occasion n’ont pas une longue durée de vie ce qui accroit la demande.

Le Kenya reste prudent quant à la mise en application de cette décision. Il s’est d’ailleurs rétracté pour sauvegarder les avantages liés à l’AGOA. Il ne veut pas perdre le marché américain pour ses exportations, surtout 66 000 emplois liés directement à l’AGOA, rapporte l’agence Ecofin.

Les Etats-Unis menacent de réviser l’AGOA

La décision d’interdire des fripes dans la CAE fâche les Etats-Unis. La Secondary Materials and Recycled Textils Association (SMART), le géant américain dans les textiles d’occasion plaide pour l’exclusion de ces pays de l’AGOA. Cette décision apparait comme une violation des termes de l’AGOA (African Growth Opportunity Act) qui stipulent une élimination des barrières au commerce avec les USA, estiment les représentants de SMART.

Face à la pression américaine, les spécialistes du secteur des textiles en Afrique répliquent. Ils estiment qu’il est hors de question de remettre en cause l’AGOA. D’après eux, «la grande majorité des vêtements de seconde main exportés vers les pays comme l’Ouganda, la Tanzanie et le Rwanda ne sont même pas fabriqués aux USA. Ils proviennent des autres pays. Ces sociétés américaines ne font que collecter et acheminer les fripes vers ces pays », argumentent-ils.

A l’heure actuelle, la Tanzanie, le Rwanda et l’Ouganda sont sous examen pour une éventuelle révision de l’AGOA. Ils courent le risque d’être exclus définitivement de l’AGOA s’ils ne renoncent pas à leur projet. Mais ces pays semblent plus déterminer que jamais. Ils ne reculeront devant rien. Ils continuent à mettre à exécution leur plan de développement de l’industrie textile locale malgré la menace des Etats Unis.

Qu’en est-il pour le Burundi ?

Le Burundi est exclu de l’AGOA depuis 2016. Il ne craint pas d’être sanctionné une seconde fois par les Etats-Unis. Mais la grande question est : le Burundi sera-t-il prêt à en finir avec l’importation des friperies d’ici 2019. Les autorités restent prudentes pour répondre à cette question. Jean Pierre Bacanamwo du ministère en charge des Affaires de la Communauté Est Africaine indique que des efforts sont en train d’être menés pour réduire l’importation des vêtements d’occasion. Pour lui, si le Burundi ne respecte pas cette échéance, peut-être qu’il y aura une période de prolongation.

La rédaction de Burundi Eco a approché les intervenants dans ce secteur pour voir ce qu’ils pensent de la décision d’interdire l’importation des friperies dans la CAE. Les opérateurs et les commerçants estiment que le Burundi n’est pas prêt à emboîter le pas de ses pairs. Ils disent que le pays n’a ni matières premières ni industries textiles pour fabriquer les vêtements. De surcroit, les niveaux de développement entre les pays membres de la CAE diffèrent énormément. Il n’est pas question de se comparer aux autres pays de la sous-région. S’il advenait à mettre en œuvre cette décision, des milliers d’emplois seraient supprimés, craignent-ils.

Il importe de signaler que le Burundi a une seule industrie textile, l’« Afritextile » ex-COTEBU. Celle-ci fabrique essentiellement des pagnes et la grande partie des matières premières utilisées est importée. La quasi-totalité  du coton produit localement est absorbée par cette industrie. D’ailleurs la production cotonnière ne cesse de chuter. Le pays a vu sa production d’or blanc passer de 9 000 tonnes à 2 300 tonnes dans l’intervalle d’une vingtaine d’années (1993-2014). Et elle continue à chuter au lieu d’augmenter.

En ce qui concerne le développement de l’industrie textile locale, Bacanamwo reste optimiste. «En collaboration avec les pays membres de la CAE, les matières premières utilisées dans la fabrication des habits ont été identifiées. Et elles existent au niveau de la sous-région. L’étape suivante consistera à exonérer ces produitsqqfqs des droits de taxes et de douanes. Et l’Afritextile pourra commencer la fabrication des vêtements outre que les pagnes», déclare-t-il.

Pour augmenter la production de la fibre, le Burundi compte sur le projet régional « Cotton Victoria » développé entre le Brésil et trois pays de la Communauté Est Africaine, à savoir : le Burundi, le Kenya et la Tanzanie. Un projet qui vise à redynamiser la filière coton. Il prévoit notamment la mise en place d’un système de production de semences de qualité et des technologies agricoles cotonnières appropriées ainsi que le renforcement des capacités de production du coton. Avec ce projet, le Burundi va tripler sa production cotonnière pour atteindre 5 000 tonnes de coton. De ce qui précède, on constate que le Burundi a du chemin à faire pour rattraper ses pairs qui sont à un stade avancé.

La commercialisation des fripes en pleine expansion au Burundi

Le marché de Ruvumera est l’un des marchés réputés dans le commerce des vêtements d’occasion. Plusieurs ballots de vêtements y débarquent chaque jour. Les clients y sont nombreux. Il est même difficile de se frayer un passage dans l’espace réservé à la friperie.  Les grossistes, les semi-grossistes, les revendeurs et les acheteurs s’amassent devant des piles de vêtements de toutes sortes. Chaque grossiste vend selon le type de vêtements : les pantalons, les chemises, les Tee-Shirts, les robes, etc. C’est une véritable bataille qu’on se livre pour être servi en premier. Malchance à celui qui n’a pas de force pour résister aux bousculades. Certains grossistes établissent une liste de clients fidèles qui sont servis en premier. Ces derniers sont ceux qui ont des échoppes dans les galeries du centre-ville ou dans d’autres marchés. Ils revendent les vêtements et réalisent une grande marge bénéficiaire. Des centaines d’autres sillonnent les rues de la capitale pour revendre les produits vestimentaires.

Les vêtements de seconde main sont très sollicités car ils sont bon marché. « Les vêtements de seconde main sont appréciés car ils sont abordables. Le faible pouvoir d’achat de la population ne permet pas à tout le monde à faire des courses dans les grands magasins au centre-ville », disent les commerçants. Ceux-ci et leurs clients pensent que le fait de bannir les importations de vêtements usagés ne contribuera pas au développement de l’industrie locale. Ils se demandent si les populations auront les moyens d’acheter les habits neufs fabriqués dans la CAE. De toutes les façons, les coûts de production des produits vestimentaires locaux dépassent de loin la valeur des fripes, concluent-ils.

Un secteur pourvoyeur d’emplois

Les jeunes diplômés et non diplômés, les femmes et les hommes s’adonnent à la commercialisation des vêtements de seconde main. Le secteur emploie des milliers de personnes.  Il rassemble les fournisseurs, les grossistes, les semi-grossistes et les détaillants. De plus, des centaines de commerçants ambulants sillonnent les rues de la capitale. Il est à noter que la friperie se retrouve dans presque tous les marchés de l’intérieur du pays. Le commerce des friperies influence le développement d’autres métiers. Le plus en vogue actuellement est celui des couturiers. Les couturiers choisissent des endroits stratégiques pour installer leurs machines. Ils retouchent à longueur de journées les vêtements issus de la friperie. Les clients et les revendeurs approchent les couturiers pour raccommoder les habits achetés ou les adapter à la taille des clients : la fameuse pratique d’ « Ugukonesera ».

D’où viennent les vêtements qui inondent nos marchés ?

Les vêtements de seconde main nous parviennent de deux principales sources : le destockage des grandes marques de vêtements (Polo, Tommy, Nike, Adidas, etc.) et la collecte des vieux vêtements dans les grandes villes des pays développés. La plupart des vêtements qui alimentent le marché de la friperie sont collectés par les entreprises privées. Ainsi, de véritables entreprises de recyclage travaillent de concert avec les associations caritatives pour donner une seconde vie aux vêtements jetés dans les poubelles. Les entreprises dites de recyclage des vêtements possèdent des conteneurs ou des bennes sur les trottoirs des rues. Les habitants viennent y déposer les vêtements, les chaussures, des sacs dont ils n’ont plus besoin. Cela dans le but d’aider les personnes dans le besoin, notamment les Sans Domicile Fixe (SDF) ou d’autres personnes en difficulté.

Mais la réalité est toute autre. Les camions passent de temps en temps pour récupérer les vêtements offerts sous forme de dons. Après la collecte, les vêtements sont acheminés dans des usines de fripes. A ce niveau, des milliers d’ouvriers examinent minutieusement chaque vêtement offert. Les articles sont triés puis rangés dans des dizaines de catégories selon la qualité. Les vêtements de marque et ceux en parfait état y sont séparés pour être revendus dans des friperies des mêmes entreprises. Le reste est compressé puis emballé dans des sacs pour être enfin revendu à la tonne aux fournisseurs. Ceux-ci embarquent des conteneurs bourrés de vêtements qui font un long chemin vers les pays en voie de développement. Le commerce des vêtements d’occasion est actuellement une activité très lucrative qui implique une longue chaine d’acteurs.  En 2013, les transactions dans le secteur ont engragé plus de 5 milliards d’Euros. Et une tonne de jeans se négociait à 3.000 Euros.

Le commerce des fripes s’est internationalisé. Il a créé plusieurs millions d’emplois à travers le monde. Suite à la mondialisation, aucun pays au monde n’échappe à cette réalité. Au Burundi, le volume des articles de la friperie est en nette progression. Les données fournies par l’Institut des Statistiques et Etudes Economiques du Burundi (ISTEEBU) montrent que le pays a importé plus de 6 010,9 tonnes de friperies pour 6,7 milliards de FBu en 2017. L’année suivante, 11 366,4 tonnes d’articles de friperies ont été importés pour une valeur de 14,7 milliards de FBu en 2017.

A propos de l'auteur

Benjamin Kuriyo.

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