Société

Rumonge : Un après CNTB difficile à gérer

Le mandat de la Commission Nationale Terres et autres Biens touche sa fin en mars 2022 sans qu’elle eut pourtant achevé sa mission de résoudre les contentieux spéciaux liés aux terres et autres biens.  Une situation de 18 mois de vide juridique qui risque de générer des conséquences sociales lourdes. L’administration et les parties impliquées dans les contentieux de Rumonge réclament une commission pour prendre la relève dans un bref délai

Parmi les 22 mille dossiers que la CNTB a laissé pendants, 5 mille sont de Rumonge.

Quand elle a terminé son mandat, la CNTB a laissé plus de 22 mille dossiers pendants, fait savoir Félicien Nduwuburundi, le dernier président de la CNTB. Et parmi ces dossiers, plus de 5 mille sont de Rumonge et 7 mille sont de Makamba.

Pendant son mandat, la CNTB a reçu d’abord les plaintes au niveau de la délégation provinciale puis l’étape du recours au niveau national. La partie qui n’était pas d’accord avec le jugement rendu au niveau provincial pouvait faire recours au niveau national. Les jugements rendus par la CNTB à ce niveau étaient directement exécutés.

A la fin du mandat de la CNTB, trois scénarios se présentent. Il y a des jugements qui étaient déjà rendus au niveau national mais non encore exécutés, des jugements qui sont rendus au niveau provincial, mais qui n’ont pas connu de recours et des jugements rendus au niveau provincial, mais dont la partie mécontente a formulé un recours au niveau national.

Après les grognes enregistrées au niveau de la population, le Président de la République décide d’accorder la mission d’exécution des jugements rendus au niveau national par la CNTB et ceux rendus au niveau provincial mais qui n’ont pas connu des recours à la Cour Spéciale Terres et autres Biens (CSTB). C’est ainsi que les personnes qui avaient des procès liés au troisième scénario (des jugements rendus au niveau provincial, mais dont la partie déboutée a formulé un recours au niveau national) furent désorientés.

« Je suis prêt à me battre jusqu’au bout… »

Les litiges liés à la terre qui opposent les réfugiés et l’Etat d’une part et ceux qui sont restés au pays d’autre part font partie du quotidien des habitants de Rumonge, tel un plat de « Fufu » et de « mukeke grillé ». A notre passage à Rumonge, il nous était si facile de trouver des témoignages des gens concernés par la question tellement tout le monde voulait faire connaître son cas. Impossible de les narrer dans un seul papier.

On retiendra quand même celui de Eliazar Ndayishimiye, Segece Bareke, et Jean Nyabenda, tous réfugiés de 1972 retourné au pays respectivement en 1997, et en 2008. A leur retour, ils ont trouvé leurs terres occupées par des tierces personnes ou versées dans le domaine public (terres domaniales). Tous les trois affirment soit avoir gagné les procès les opposant à ces derniers mais que leurs terres ne leur ont pas été restituées ou soit qu’ils sont aujourd’hui bloqués par l’absence de juridictions compétentes pour recevoir les procès qui étaient en appel à la CNTB.

« Depuis que j’ai gagné le procès en 2011, je me demande avec amertume pourquoi l’hectare que l’Etat a attribué aux jeunes gardiens de la paix, dans la zone Gatete en 1997 ne m’a pas été encore restitué. Je veux bien, ils sont occupés par mes frères Burundais et je ne demande pas de les déloger, mais qu’il me soit attribué une partie dans les domaines de l’Etat », se lamente Ndayishimiye. Avec des tas de documents à sa disposition, des lettres qu’il a adressées aux autorités et aux institutions, des procès-verbaux des exécutions des jugements, ce sexagénaire était prêt à démontrer le combat qu’il a mené depuis pour récupérer ses terres. Il dit : « je me battrai jusqu’au bout pour récupérer mes terres et la patience a ses limites », fait-il savoir.

« Nous sommes fatigués et désemparés. Vraiment, nous lançons un message d’alerte à nos autorités. A Rumonge, nous sommes malheureux. Les gens qui occupent nos terres cultivent et récoltent alors que nous nous crevons de faim et nous les côtoyons tous les jours. (…) pouvez-vous imaginer la douleur que nous ressentons ? », se lamente Segece dont le terrain fait partie des terres octroyés à l’OHP.

« Mes enfants ne sont pas encore rentrés au pays, mais je préfère qu’ils ne rentrent pas. Où vais-je les mettre ? comme toit je loue une maisonnette. Nos cœurs sont remplis d’amertume et les blessures du passé peinent à se cicatriser», s’exclame Baranshikiriye. Son terrain de 5ha à Minago, abrite désormais un hôpital.

Les grognes ne sont pas que chez réfugiés

Béatrice Niyogushima, elle, n’a pas quitté le pays. En août dernier, il a eu connaissance que quelqu’un est venu récolter les noix de palme dans la propriété de la famille à Buruhukiro. Elle s’est rendu vite sur place et elle a été informé que cette personne est le nouveau propriétaire du terrain et que c’est la CSTB qui est venu le lui restituer. « Nous avons été fortement surpris et abasourdi vu qu’on n’a jamais reçu aucune convocation ni de la CNTB ou d’aucune autre juridiction », expose-t-elle. Quand sa famille a demandé les copies des jugements rendus, elle a constaté que les noms des perdant n’étaient pas les leurs, mais également que l’étendue restituée, sur les papiers était de 3 ha alors que leur propriété n’avait que moins d’un ha.

A l’heure actuelle, Niyogushima affirme que le cas est devant la CSTB et que le président de la Cour lui a promis qu’il va prendre l’affaire en mains, mais on pouvait voir la peur, le désespoir de perdre les terres sur son visage et dans sa voix.

L’exécution des jugements rendus par la CNTB, une mission délicate

Après que la tâche d’exécuter les jugements rendus par la CNTB fut transférée à la CSTB, Pascal Ngendakuriyo, président de cette juridiction fait savoir qu’un appel a été lancé pour que toutes les personnes dont les jugements étaient en attente d’exécution se fassent enregistrer. Au 13 septembre 2023, le président de la CSTB fait état de 1250 cas qui en attente d’être exécutés. Seuls 93 ont été déjà exécutés.

Toutefois, cette tâche n’est pas du tout facile. « Au tout début, on croyait que le travail de la CSTB sera facile, que c’est juste des décisions à rendre. Mais nous avons trouvé que c’est un travail très délicat », s’exprime Ruben Bizimana, conseiller juridique du gouverneur de Rumonge. Il explique qu’à chaque fois que la CSTB venaient mettre en exécution la décision de la CNTB, elle trouvait que certaines personnes ont fait faux bond à la CSTB, que le procès se trouve au stade du niveau d’appel et non au stade d’exécution. « Nous avons décidé qu’à chaque fois que la CSTB vient exécuter les jugements, les administratifs à tous les niveaux soient présents », notifie Bizimana.

Pas que ça. D’autres en ont fait un business.  « J’ai eu connaissance qu’à Rumonge, un témoin coûte entre 300 et 500 mille FBu », informe le président de la CSTB. L’ex-président de la CNTB abonde dans le même sens. « Après investigation, nous avons constaté que des commissionnaires signaient  des contrats avec les personnes impliquées dans le procès pour aller témoigner à la commission en leur faveur et qu’une fois le procès gagné, ces commissionnaires recevaient en contrepartie une partie du terrain ou de l’argent ».

Ils indiquent que certains cas sont complexes. Un dossier pouvait être ouvert et bien se clôturer. Après x temps, il y a des dossiers qui réapparaissent sous une autre forme avec de nouveaux plaignants, mais issus d’une même descendance du perdant. Et le dossier retournait à la case de départ.

« L’Etat ne peut pas déshabiller Pierre pour habiller Paul »

A Rumonge, une grande partie des litiges fonciers opposent l’Etat et les rapatriés, soit que leurs terres abritent des villages, des structures sanitaires, ou d’autres projets de développement. Que ce soit Eliazar Ndayishimiye, Jean Baranshikiriye, Bareke Segece, la CNTB a tranché en leur faveur pour des procès qui les ont opposés à l’Etat, mais rétablir ces rapatriés dans leurs terres occupées par l’Etat reste une équation difficile à résoudre. Le conseiller juridique du gouverneur de Rumonge explique pourquoi :

« A l’époque de Bagaza, vers les années 1980, l’Etat a entamé la politique de villagisation de paix dans les localités de Mugara, Gatete, Mutambara, Busebwa, etc sur des terres des personnes qui ont foui le pays en 1972. Pour d’autres cas, à travers l’Office de l’Huile de Palme (OHP), l’Etat accorde des terres à des citoyens originaires de Matana, Vyanda, et d’autres localités mais appartenant aux réfugiés. Plus encore, la plupart des personnes qui ont bénéficié de ces terres ne sont plus. Ce sont leurs enfants et petits-enfants qui occupent ces terres. Ils ont construit des maisons d’autres ont déjà vendus leurs parcelles. Ainsi donc prendre une décision de déplacer des centaines de personnes et les obliger à plier bagage est un casse-tête ».

Le conseiller juridique de la province de Rumonge fait savoir que cette province est très particulière. « Oui, certains jugements ont été exécutés, mais leur mise en application reste une problématique », révèle-t-il.

Manque d’un fonds qui aurait constitué une solution

Dans les accords d’Arusha, le protocole IV, chapitre I, article 8 (a, b) stipule que tout réfugié et sinistré doit pouvoir récupérer ses biens, notamment sa terre. Il stipule également que si la récupération s’avère impossible, chaque ayant droit doit recevoir une juste compensation et/ ou indemnisation. A l’article 9, il est stipulé que les compensations et les indemnisations seraient assurées par un fonds qui serait alimenté par le budget national et par des dons d’organismes de coopération bilatérale et multilatérale ou par des aides d’organisations non gouvernementales. Ce fonds n’a jamais vu le jour. Un fonds qui aurait peut-être changé la donne selon le conseiller juridique du gouverneur de Rumonge.

Chevauchement entre la CNTB et la CSTB

La CSTB a été mise en place en 2014 pour recevoir les appels des jugements rendus par la CNTB.  Avant la mise en place de cette Cour, les appels des jugements rendus par la CNTB étaient adressés aux juridictions ordinaires tels que les tribunaux de résidence et de grande instance, expliquent le président de la CSTB.  Dans ces juridictions, les procès trainaient. Le besoin s’est présenté de mettre en place une juridiction spéciale de recours, faire un rappel en cas de jugement étant un droit qui est prévu par la constitution. Les jugements de la CNTB n’étaient pas la parole de la Bible.

Toutefois, ces deux organismes avaient des modes opératoires différentes. « La CNTB est une commission tandis que la CSTB est une juridiction qui travaille selon les lois en vigueur », explique Bizimana. Le président de la CSTB et le conseiller juridique du gouverneur de Rumonge font savoir certains jugements de la CNTB qui arrivaient à la CSTB étaient repris à zéro. Le président de la CSTB les estime à 10% tandisque le conseiller juridique du gouverneur de Rumonge parle de 80%.

Tous les intervenants sont unanimes. Il faut un autre organe qui remplace la CNTB à tout prix et promptement. « Si rien n’est fait dans les brefs délais, les gens vont mourir de chagrin », Que ce soient Eliazar Ndayishimiye, Segece Bareke, et Jean Nyabenda, ils disent qu’ils ne baisseront jamais les bras.

En juin 2022, le Président de la République a émis son souhait d’attribuer la charge à la Commission Vérité et Réconciliation (CVR). Jusqu’à présent, il y a absence d’une loi qui donne le pouvoir à cette commission de prendre la relève de la CNTB. Selon Félicien Nduwuburundi, la CVR ne sera pas à la hauteur de cette mission à côté de celle qu’elle a aujourd’hui. La solution est qu’on accorde un autre mandat à la CNTB, trouve-t-il.

 

Le non-exécution des jugements, un frein à la consolidation de la paix

La non-exécution des jugements rendus a de lourdes conséquences surtout dans un contexte post-conflit. Jean Bosco Harerimana, expert en justice transitionnelle fait un clin d’œil.
Quelles sont les conséquences sociales quand les jugements rendus ne sont pas mis en application ?

En général, c’est le malaise social qui s’installe et quand il y a un malaise social, la consolidation de la paix n’a pas de place. En général, au niveau national, il y a progressivement une perte de confiance des citoyens dans les institutions de la République. Petit à petit, il y a érosion de légitimité. La population croit que puisque les décisions des juridictions ne sont pas appliquées, il y a tendance à se faire justice. Et en se faisant justice, c’est l’activation des cycles de conflits. Ça joue comme un rouleau compresseur. Ça n’a pas de début et ça n’a pas de fin et quand ça se généralise, ça peut aboutir à un conflit à grande échelle.

Quelles seraient les avantages si les jugements rendus sont systématiquement appliqués ?

C’est d’abord un sentiment d’espoir dans l’avenir. Un espoir qui est nourri par la légitimité renforcé dans le système judiciaire. Les citoyens auront le sentiment de vivre dans un Etat de droit où les injustices qui sont commises seront punies. Cela renforce une relation très forte entre les institutions du pays et sa population

Y a-t-il une particularité dans un contexte post-conflit ?

Dans un contexte post-conflit où la société essaie de se redresser, l’impact est que la population a un sentiment de revivre les affres des conflits parce qu’un des caractéristiques des conflits c’est l’effondrement des institutions. La population ne fait pas la différence entre les périodes de conflits qui sont caractérisées par le désordre et la période post-conflit.

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Dona Fabiola Ruzagiriza.

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Malgré les multiples signaux de relance économique, la crise économique perdure. Le pays n’a pas assez de devises pour couvrir ses importations. Par effet de contagion, les produits importés plongent le pays dans une spirale inflationniste. La dépréciation continue du FBu retarde l’impact des réformes macroéconomiques entreprises. L’inflation affiche une tendance baissière depuis le début de l’année. Le taux d’inflation aurait diminué de 5 points passant de 17,2% à 12% entre janvier et avril 2024, selon les données officielles. Cependant, cette baisse n’est pas ressentie chez les consommateurs qui assistent à la flambée des prix des denrées alimentaires.

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